Aux jours de liesse populaire de la Libération succèdent des lendemains désenchantés. La France sort meurtrie et exsangue des années de guerre et d’occupation : Des pertes humaines élevées, des villes détruites, une économie dévastée et le rationnement qui demeure. Autant de défis que le pays va devoir relever.
La ville de Royan en 1945
Pour la grande majorité des Français, 1944 reste l’année de la Libération. Avec ses défilés et ses bals, son euphorie et ses illusions, l’été 1944 est l’un des temps fort de l’histoire national, comme l’avait été la fête de la Fédération de 1790, les premières semaines de la Révolution de 1488 ou encore le 11 novembre 1918. En 1944, le présent a rejeté à l’arrière-plan le passé, la défaite de 1940 et les quatre années d’occupation allemande. En 1945, le passé reprend ses droits sur le présent avec son cortège de déceptions et de désenchantement face à des lendemains qui ne chantent pas vraiment. L’année 1945 ne pouvait que souffrir de la comparaison avec sa devancière. L’heure est à la prise de conscience des retombées du conflit. Dégrisés, les Français vont devoir affronter le lourd passif laissé par la guerre et l’occupation allemande.
Une France occupée et bombardée
À deux reprises, le territoire français a été le théâtre de violents affrontements : en mai et juin 1940, lors de l’invasion allemande, puis à partir de juin 1944 avec les combats de la libération. Au cours des quatre années séparant ces deux dates, le pays a-t-il été tenu à l’écart du conflit. Peut-on souscrire à l’argument mis en avant par Pierre Laval lorsqu’il exhorte, le 6 juin 1944, ses compatriotes à ne pas soutenir les Alliés qui viennent de prendre pied en Normandie : Nous ne sonnes pas dans la guerre! En vérité, l’armistice de juin 1940 n’a pas été un bouclier protégeant des hostilités. Les attaques aériennes alliées n’ont jamais cessé sur la France. Avec 550 000 tonnes de bombes soit (22% du total), elle a le triste privilège d’avoir été le pays le plus bombardé d’Europe après l’Allemagne.
En 1940-1941, dans le contexte d’une menace de débarquement allemand en Angleterre, les appareils de la RAF pilonnent les ports de la Manche et de l’Atlantique. En 1942-1943, avec l’entrée en lice de l’US Air Force, les bombardements sans négliger les côtes gagnent l’intérieur des terres. Sont particulièrement visées les entreprises travaillant pour l’Allemagne, avec notamment le bombardement des usines Renault, de Boulogne-Billancourt. 80% des bombes lancées sur la France le sont au cours de la seule année 1944. Dans le cadre de l’opération Overlord. Le plan Transport ne vise rien de moins que la destruction du réseau de communication, notamment ferroviaire. Mais la France subit aussi le poids de la guerre avec une occupation des troupes allemandes très lourde en 1940 (préparation de l’opération Seelowe), certes nettement allégée en 1942, mais redevenue fort pesante à partir de 1943, l’année suivante, elle dépasse le million d’hommes concentrés dans leur très grande majorité le long des côtes.
Déblaiement dans les ruines de Caen, 1945
Pillage et répression
Les frais d’entretien de ces troupes, imposés par le vainqueur au vaincu, atteignent la somme astronomique de 700 milliards de francs pour les quatre années. À cela s’ajoute le pillage des biens de consommation auquel les soldats allemands peuvent se livrer en toute impunité grâce aux taux arbitrairement surévalué du Reichsmark. Mais le pillage prend bien d’autre formes : Celui des machines les plus modernes démontées et transportés outre-Rhin; la réquisition massive de chevaux nécessaires à une armée allemande beaucoup moins mécanisée qu’on le pense généralement; la mainmise sur près de 30% de la production de charbon, 74% du minerai de fer et 50% de la bauxite; les prélèvement de la viande 21%, le blé 13%, le lait, le beurre et autres denrées alimentaires qui iront rejoindre les tables des familles allemandes. Tout cela étant réglé, par les frais d’occupation, c’est-à-dire par la France elle-même. Goering avait dit j’ai l’intention de pilier et de piller abondamment; ce qui fut fait.
En premier lieu dans l’agriculture, mais l’ouverture du front de l’Est accentue les besoins. En France, comme dans d’autres pays conquis, une intense propagande fait appel à des travailleurs volontaires. Autour de 200 000 personnes et non 70 000 comme on l’a souvent dit et écrit ont accepté de s’expatrier pour un temps plus ou moins long. Parmi elles, une assez forte proportion d’étrangers et de femmes. Pour répondre aux besoins croissants de l’Allemagne, Vichy promulgue deux lois, en septembre 1942 instaurant le travail obligatoire et février 1943 portant sur la création du Service du travail obligatoire, qui permettent d’envoyer vers le Reich 650 000 hommes, jeunes pour la plupart.
Retour des prisonniers de guerre
La répression est une autre facette de l’occupation allemande. 900 000 hommes et femmes ont été déportés dans des camps de concentration. Il s’agissait de membres d’organisations de résistance 44% ou bien de personnes arrêtées pour des actes de refus, voire d’hostilité à l’encontre de l’occupant 29%. Les autres 27%, étaient des otages, des raflés, des prisonniers de droit commun, d’anciens communistes. Parallèlement, la persécution nazie a frappé 75 000 juifs, majoritairement d’origine étrangère, envoyés pour la plupart vers Auschwitz-Birkenau. Ceux qui étaient jugé apte au travail étaient dirigés vers les usines ou les ateliers, tout comme le furent les détenus des camps de concentration. Le nombre des fusillés longtemps fortement surévalué se situe autour de 4000 hommes. Si les populations civiles du Nord avaient dû faire face aux exactions des troupes allemandes surtout des SS, dès 1940, les exécutions sommaires en France disparurent jusqu’au début de l’année 1944 lorsque le décret Sperrle, en février permit l’introduction à l’ouest de méthodes expéditives, contre les résistants et les populations civiles, en vigueur sur le front de l’Est. Il laissait en fait la porte ouverte aux pires atrocités en spécifiant bien que leurs auteurs ne seraient pas inquiétés. Une sévérité excessive dans les mesures prises ne pourra entraîner aucune sanction. Les premiers massacres frappèrent les maquisards des Alpes et du massif central, ainsi que les civils censés leur avoir apporté une aide, mais aussi les habitants d’Ascq dans le Nord, à la suite d’un sabotage.
Après le Débarquement, survinrent dans cette logique du pire les tueries de Tulle, Oradour-sur-Glane, Argenton-sur-Creuse, Buchères, Maillé, commises par diverses unités SS. À l’exception de l’Alsace et des poches de l’Atlantique, l’essentiel du territoire français est libéré à l’automne 1944, mais dans quel état.
Des pertes humaines élevées
Se situant entre 460 000 et 480 000, le nombre de tués par fait de guerre entre 1939 et 1945 est sensiblement inférieur à l’estimation avancée à la fin des années 1940 par la Commission des dommages et des réparations 600 000. Il est sans commune mesure avec l’hécatombe du premier conflit mondial, mais du même ordre de grandeur que les pertes subies par le Royaume-Uni 400 000 ou l’Italie 440 000. L’autre différence avec la Grande Guerre est la réparation ç parts à peu près égales entre les pertes militaires et civiles, à l’image d’ailleurs du bilan humain de la Seconde Guerre mondiale dans son ensemble.
Gare ferroviaire du Man en 1945
Entre 55000 et 65000 hommes ont perdu la vie lors des combats de mai à juin 1940 et non de 100 000 comme le veut la mémoire commune, comme le dément la base de données établie par le ministère de la défense. La différence vient de la confusion entretenue volontairement ou non qui ajoute aux morts du printemps 1940 ceux de la Drôle de guerre plus de 10 000 et les 30 000 à 40 000 prisonniers de guerre, certes capturés en 1940 mais décédés plus tard en Allemagne. S’ajoutent principalement à cela les pertes de l’armée de Vichy en Syrie, Afrique du Nord 4 300, celle de France libre 3 200 et enfin de l’armée française reconstituée en 1943, engagée en Tunisie, en Italie , puis lors de la Libération de la France et de l’assaut final contre l’Allemagne, soit un total de 23 000 soldats, auxquels s’ajoutent 14 000 FFI tués au combat ou exécutés sommairement en France. On prendra garde enfin de ne pas oublier les 32 500 Alsaciens-Mosellans morts sous l’uniforme allemand, aux Alliés et accessoirement aux Français. Répression et persécutions menés par les nazis sont responsables de la disparition de près de 4 000 otages et condamnés à mort fusillés, 36 000 déportés morts dans les camps de concentration, plus de 70 000 juifs et de 10 à 15 000 civiles victimes d’exécutions sommaires et de massacres délibérément. À ce total, s’ajoutent les travailleurs civils, requis ou volontaires, morts en Allemagne : 60 000, 40 000. On l’ignore toujours. Le nombre de tués lors des bombardements aériens alliés est estimé entre 50 et 70 000 personnes. Enfin, l’épuration sauvage, à la Libération a couté la vie à près de 9 000 individus considérés comme collaborateurs.
Des restrictions matérielles considérables
Entre 1939 et 1945, la France a subi des destructions matérielles largement supérieurs à celle de la Première Guerre mondiale. Certes 13 départements avaient été totalement dévastés, mais le reste du pays n’avait pas subi de dégâts. Entre 1940 et 1945, le territoire est confronté à deux campagnes féroces. Celle de 1940 frappe lourdement le Nord de la France; celle de 1944 ravage la Normandie et dans le moindre mesure la Provence, mais aussi l’Est; entre les deux, les bombardements aériens des alliés n’épargnent que fort peu la région. Au total 74 département sont touchés.
Les destructions les plus visibles concernent le patrimoine immobilier : 452 000 immeubles sont totalement détruits deux fois plus qu’au Royaume-Uni et 1436 000 partiellement. Près de 20% du parc immobilier du pays est concerné, contre 10% lors du conflit précédent. On compte un million de familles sans abri, soit de 4 à 5 millions d’individus; ce qui laisse présager une sévère crise de logement. En 1946, la Commission des dommages et réparations estime à 5 000 milliards le coût d’un retour à la normale, soit deux ou trois année de revenu national. 1838 communes ont été déclarées sinistrées. Parmi elles, 15 des 17 villes de plus de 100 000 habitants; 21 sur 39 pour celles de 50 à 100 000. Mais les campagnes on tout autant souffert : Le quart des communes sinistrées ont moins de 2 000 habitants. Le département le plus atteint, le Calvados, compte à lui seul 120 000 bâtiments démolis. En 1945, les transports sont largement paralysés par des destructions massives qui laissent derrière elles un France morcelée. Victime des prélèvements de matériel par les Allemands, des sabotages de la Résistance et des bombes alliés, le réseau ferroviaire a particulièrement souffert : voies ferrées pour moitié hors de service pour un temps plus ou moins long; 115 gares importantes détruites ainsi que 24 triages sur 40; près de 2000 ouvrages d’art (ponts, tunnels, viaduc) inutilisables en l’état.
La SNCF ne dispose plus que d’un wagon de voyageurs sur deux en état de marche, un wagon de marchandises sur trois et une locomotive sur six. Les transports, routiers ne sont pas mieux lotis avec 7 500 ponts effondrés et les quatre cinquième des camions ont disparus. Ont également souffert les transports fluviaux et surtout les ports, copieusement bombardés pendant quatre ans par la RAF. Nombre de pylônes électriques ont été abattus et 90 000 kilomètres de ligne téléphoniques ne fonctionnent plus.
Visite du général de Gaulle à Brest, le 28 juillet 1945
Une économie dévastée
La guerre et L’Occupation ont porté des coups terribles à une économie française déjà affaiblie par la crise des années 1930. Même dans leur sécheresse, les chiffres sont éclairants. Pendant la guerre, la production agricole a baissé de 40%. En 1945, la récolte de blé n’est plus que de 42 millions de quintaux contre 73 en 1939; celles des pommes de terre ont chuté de 144 à 61 millions de quintaux; la quantité de viande disponible sur les étals est moitié moindre. En cause, la diminution de 3 millions d’hectares des surfaces cultivées ; des régions au sol infesté par les 13 millions de mines laissées par les Allemands; la disparition d’un tiers des chevaux de trait. Réquisitionnés par l’occupant; la pénurie d’engrais, fatale aux rendements, mais aussi celle de la main-d’œuvre avec bien des champs tombés en friches, faute de bras.
La chute de la production industrielle est plus vertigineuse encore : 60% par rapport à 1938 et même 70% en comparaison de son niveau de 1929. En 1945, les mines de charbon ne fournissent plus que 25 million de tonnes contre 47 avant la guerre; la sidérurgie 1,6 millions de tonnes d’acier au lieu de 6,2 millions et les cimenteries 126 000 tonnes contre 126 000 tonnes contre 296 000. Tout concourt à expliquer cet effondrement : Les bombardements des usines, le pillage par l’Allemagne des machines, des matières premières et des ouvriers, la difficulté d’approvisionnement et énergie et matières premières. Quant à la relance, elle s’avère difficile en 1945 face aux deux goulets d’étranglement que constituent le démantèlement des transports et la pénurie de charbon, source d’énergie essentielle de l’époque.
L’écroulement de la production provoque une grave chute de l’offre par rapport à la demande et inévitablement une forte hausse des prix et des salaires. Les prix taxés sont multipliés par trois entre 1938 et 1944; l’ensemble des prix y compris donc ceux du marché noir étant pour leur part multiplié par cinq. Déjà bien présente sous Vichy, l’inflation deviendra galopante après la Libération et un mal récurrent sous la Ive République. Dans ces conditions, le franc se déprécie fortement par rapport au dollar. Les insuffisances de la production rejaillissent également sur le commerce extérieur avec des exportations réduites alors que les importations grimpent en flèche pour satisfaire aux besoins de l’économie et de la population.
Affiche du ministère des prisonniers, déportés et réfugiés, 1945
En 1945, les importations sont cinq fois supérieures aux exportations. Pour les financer, la France vit à crédit, les finances publiques elles-mêmes sont en péril avec un déficit budgétaire colossal estimé à 460 milliards pour les années 1939-1944. Cette année-là, les recettes ne couvrent que 30% des dépenses et guère plus de 55%, en 1945. Pour faire face à cette situation, l’endettement de l’État s’envole. Il est multiplié par quatre pendant les six années de conflit.
Si le Français moyen n’est pas forcément conscient des grands problèmes économiques et financiers, il est en revanche brutalement confronté à certains de leurs conséquences et, en tout premier lieu, aux insuffisances du ravitaillement qui perdurent. Cette préoccupation essentielle pendant tout l’Occupation n’a nullement disparu à la Libération, au contraire même. Une certaine résignation laisse place à la stupeur et à l’incompréhension la plus totale. Le départ des Allemands qui prenaient tout, en en croire la radio de Londres signifiât pour beaucoup le retour de l’abondance d’antan. Or le rationnement perdure les fameux tickets sont toujours là, tout comme les files d’attente devant les magasins ou le marché noir, plus florissant que jamais. En réalité les systèmes de production et de distribution ont été tellement mis à mal pendant l’Occupation qu’il n’est guère possible d’effacer aisément et rapidement quatre années de guerre et de dérèglements et d’économie parallèle. Le temps des restrictions continue donc. Les assiettes ne sont pas mieux garnies. Le gaz et l’électricité toujours distribués avec parcimonie. Le rationnement ne disparaîtra qu’en 1949. Dans l’immédiat, les sondages menés par l’IFOP montent bien, les uns après les autres, que la question du ravitaillement demeure la préoccupation majeure des Français.
Reconstruction d’immeubles après la guerre à Saint-Malo
Vers le redressement
Printemps 1945, les absents commencent à rentrer : deux millions d’hommes et quelques milliers de femmes prisonniers de guerre, travailleurs volontaires ou requis, déportés, certains retrouvent une famille qui peut avoir changé, les enfants surtout, ils ont grandi et se souviennent à peine ou pas du tout du père prodigue. Tous découvrent un pays qui ne ressemble plus forcément à celui qu’ils avaient quitté. Un pays terriblement meurtri! Pourtant la guerre et l’Occupation, malgré bien des drames, ont généré aussi les bases d’un renouveau. Ainsi, le redressement à partir de 1943 d’une natalité depuis longtemps languissante préfigure le fameux Baby-Boom appelé de ses vœux par de Gaulle : Il nous faut 10 millions de beaux bébés en dix ans un coup d’arrêt porté au vieillissement de la France en même temps que l’un des moteurs des futures Trente Glorieuses.
La destruction matérielles dues à la guerre sont à l’origine d’un épisode connu dans l’histoire nationale sous le nom de la reconstruction. En réalité, il convient de parler plutôt d’une ré-urbanisation qui ne se contentera pas de reproduire les villes disparus à l’identique, mais de les imaginer plus cohérentes, plus spacieuses, en remplaçant notamment les quartiers vétustes et insalubres par des immeubles dotés du confort moderne. Dans un autre domaine, l’État français nécessité oblige à élargir son champ d’intervention à l’économie, préparant ainsi les mentalités et l’opinion aux grandes réformes engagées dans ce domaine par le Gouvernement provisoire, puis la IVe République.
La Résistance, quant à elle, tout en poursuivant la lutte contre l’occupant et Vichy, a engagé, dans la clandestinité, de profondes réflexions sur ce que devrait être la France nouvelle, une fois libérée. C’est dans cet esprit qu’est adopté, en mars 1944, le fameux programme du Conseil national de la Résistance qui appelait à de nombreuses réformes dans l’ordre économique et social. Il servira de bréviaire aux gouvernements de la Libération. En 1945, les lendemains ne chantent pas encore, mais du moins l’espoir est-il là.