Depuis toujours, l’effet de surprise fait partie intégrante des stratégies militaires. Les conflits contemporains ont développé une nouvelle approche : La surprise stratégique, que définit ainsi Corentin Brustlein, dans le Focus Stratégique no 10 de L’IFRI : traduit généralement l’idée d’une menace mal ou non anticipée frappant un État de manière inattendue et ébranlant ses convictions et sa posture de sécurité.
Escadron de bombardiers de l’aviation allemande lors du Blitzkrieg, juin 1940
La surprise correspond aux premières intuitions de la pensée militaire. Elle la précède même dans la mesure où elle existe dans le monde animal, par exemple lorsqu’un prédateur s’approche discrètement de sa proie. Elle fait également partie des premières techniques de chasse décelable dans la préhistoire. Surprendre l’adversaire accorde un avantage immédiat à l’attaquant. L’intuition de ce principe est précoce. Ainsi en Égypte, au XIIIe siècle avant notre ère, le Poème de Qadesh qui relate la victoire de Ramsès II contre les Hittites, met en scène l’efficacité du procédé, et ses limiteslorsqu’il n’est pas exploité.
Hannibal traversant les Alpes, vers 218 av. JC
La surprise est clairement érigée en principe dans le traité de Sun Zi, au Ve siècle av. J.C., lorsque le penseur chinois conseille de tirer parti du fait que l’ennemi ne soit pas prêt et l’attaquer là où il ne s’y attend pas. La surprise peut prendre différentes formes. Dans le temps, à un moment inattendu (la campagne d’hiver de Turenne en 1674-1675). Dans l’espace géographique, sur un terrain ou dans une direction imprévue (Villard à la bataille de Denain en 12712), elle peut s’exercer dans le domaine technique, avec l’emploi d’une arme inédite, comme le feu grégeois, inventé par les Byzantins, qui anéantit la flotte arabe en 678, ou les chars sur la Somme en 1916. Elle se réalise également dans le domaine de la doctrine, par une nouvelle manière de mettre en œuvre des moyens existants comme Napoléon au cours de ses premières campagnes.
La forme de surprise aux effets les plus déterminants et celle qui agit, non dans le domaine de l’imprévisible, mais dans celui de l’inconcevable. En 371 avant notre ère, à la bataille de Leuctres, le général thébain Épaminondas, manœuvrant contre la phalange spartiate, pour la première fois dans l’histoire grecque attaque par l’aile gauche. Selon l’historien Pierre Vidal-Naquet, les grecs avaient alors une perception asymétrique du monde, ou le côté droit était associé aux forces positives de vie et d’énergie, ou le côté gauche incarnait des principes négatifs, de passivité et de mort. Raison pour laquelle, à la guerre, on agissait nécessairement par la droite. La philosophie pythagoricienne a rompu avec cette représentation symbolique de l’espace, et Épaminondas était pythagoricien.
Chars de l’armée allemande traversant l’Aisne, France mai-juin 1940
Son attaque par l’aile gauche a provoqué une surprise absolue qui a décidé de la bataille. On pourrait également évoquer, dans ce registre de surprise, la conquête de l’empire aztèque par les Conquistadors au XVIe siècle, perçus, dans un premier temps, comme des dieux. Les effets de surprise d’ordre culturel et technique s’accumulèrent, mais c’est la façon de concevoir la guerre qui différa : Guerre ritualisée d’un côté, guerre d’anéantissement de l’autre. Les modes de surprises peuvent donc se compléter. Au XXe siècle, la campagne de France de 1940 représente un cas d’école. Les Allemands combinent une surprise dans l’espace, en perçant par les Ardennes, considérées par l’état-major français comme terrain impraticable aux chars; dans le domaine technique avec l’aviation d’assaut soutenant la progression des blindés; Dans celui de la doctrine avec les chars organisés en division blindée.
Soldats retirant la barrière de la frontière germano-polonaise le 1er septembre 1939
La surprise s’exerce selon différents modes et opère également à différents niveaux de l’action militaire, du tactique au stratégique, les deux figures extrêmes étant l’embuscade et l’invasion. Les surprises tactiques, dont les exemples, ne pose pas de problème de définition. Il n’en va pas de même lorsqu’on s’élève vers les niveaux opératifs et stratégique. Qu’est-ce qu’une surprise stratégique Celle qui vise les intérêts vitaux d’un État Peut-on considérer que les Malouines, envahies par les forces argentines en 1982, relevaient, pour le Royaume-Uni de tels intérêts. À partir de quel seuil d’intérêt la surprise devient-elle stratégique. On la définit souvent comme une offensive inattendue qui vise le registre politico-militaire. Pourtant aujourd’hui, la mort de soldats de la coalition tombés dans une embuscade en Afghanistan constitue un événement qui, par ses effets, atteint immédiatement le niveau politique.
Débarquement en Normandie le 6 juin 1944
En fait une surprise stratégique serait celle qui entraîne une réponse de niveau stratégique. En ce sens l’invasion des Malouines en est une, au même titre que les attentats du 11 septembre 2001. Au XIXe siècle, le théoricien prussien Clausewitz considérait que la surprise relevait surtout de la tactique. Elle est, selon lui, d’autant plus difficile à mettre en œuvre que l’on s’éloigne de ce registre vers la stratégie. Il est rare, dit-il qu’un État en surprenne un autre par la guerre. Et cela est vrai pour les périodes qui lui servent de référence : l’invasion brutale de la Silésie, sans déclaration de guerre par Frédéric II en 1740, représente en effet une exception au XVIIIe siècle. Depuis les stratégies se sont multipliées. En ce qui concerne le XXe siècle, on peut citer l’attaque de l’Union soviétique par l’Allemagne lors de l’opération Barbarossa, le 22 juin 1941, l’offensive japonaise à Pearl Harbor le 7 décembre 1941, la guerre de six jours en 1967, ou celle du Kippour en 1973. Mais avant les périodes auxquelles se réfère Clausewitz, les surprises stratégiques ont bien existé.
Guerre des Malouines, hélicoptère stationnant au-dessus du HMS Antelope en flammes et coulant dans la baie d’Ajax, le 5 juillet 1982
On songe à la traversée des Alpes par Hannibal, lors de la deuxième guerre punique. Au Moyen âge, les invasions mongoles ont systématiquement misé sur la surprise dans des manœuvres réalisées à l’échelle de deux continents. Une surprise stratégique se prépare et son élaboration implique généralement le recours à la ruse, terme négativement connoté, qui a disparu du vocabulaire militaire. On parle aujourd’hui de manœuvre de déception dont une des formes les plus élaborées serait l’opération Fortitude, destinée, pendant l’année 1944, à tromper les Allemands sur le lieu du Débarquement. Il s’agissait, par une série de désinformations, d’une part, de convaincre les Allemands que le débarquement aurait lieu dans le Pas-de-Calais, et d’autre part, une fois celui-ci déclenché en Normandie, de leur faire croire qu’il ne s’agirait alors que d’une diversion.
Opération Barbarossa, chars allemands aux environs de Moscou, hiver 1941
La guerre de Kippour offre un exemple plus récent de ruse servant à la réalisation d’une surprise stratégique. Pour préparer le franchissement du canal de Suez et la percée des lignes de fortifications israéliennes, les Égyptiens se sont employés à endormir la vigilance des services israéliens. L’offensive avait été précédée d’une multitude de fausses informations, laissant notamment entendre que l’armée égyptienne n’était pas prête, et surtout d’une série de manœuvres à grande échelle. Celle-ci, chaque fois, entraînaient chez les israéliens des mesures coûteuses de mobilisation. À la sixième manœuvre, l’état-major israélien pensait qu’il ne s’agissait que d’un exercice de plus. Le renseignement est donc bien au cœur de toute opération de surprise. Il est essentiel pour la préparer, et pour s’en prémunir : être victime d’une surprise stratégique traduit toujours un échec du traitement de l’information elle-même, qui était le plus souvent disponible, mais bloquée ou égarée dans la chaîne hiérarchique. L’opération Barbarossa avait été évidemment précédée d’une énorme concentration de forces allemandes, qui avait été repérées, et de centaines de vols de reconnaissance qui avait fait l’objet de rapports que Staline n’a pas pris en compte. Avant l’attaque de Pearl Harbor, les Américains avaient bien conscience qu’une offensive était imminente, mais la hiérarchie du renseignement, verrouillée sur une hypothèse, demeurait convaincu que l’opération aurait lieu aux Philippines ou en Malaisie, excluant tout autre scénario. L’attaque sur Hawaï avait pourtant été envisagée.
Enfin, la surprise stratégique n’est pas synonyme de victoire. À cette échelle, son usage n’est pas sans danger : Qui l’utilise prend le risque d’être surpris par la réaction de l’autre à la surprise. Pour reprendre les deux exemples précédents, l’attaque de l’Union soviétique en 1941 a certes provoqué des effets dévastateurs. En moins de douze heures, 1 200 appareils sont détruits au sol. L’Armée rouge est complètement désorganisée, perdant en quelques semaines des centaines de milliers de combattants. Le commandement est complètement désorganisé, perdant en quelques semaines des centaines de milliers de combattants. Le commandement est dépassé de Staline attend le 3 juillet pour se manifester et prendre enfin la parole. Mais les Allemands se retrouvent avec des centaines de milliers de prisonniers soviétiques que la logique n’avait pas prévu de prendre en charge. Disposant d’une cartographie obsolète, ils découvrent des cités ouvrières là où ils s’attendaient à trouver des villages.
Ils se heurtent à des équipements imprévus, dont le fameux T 34, dans un contexte météorologique qui n’avait été envisagé. Enfin et surtout, ils se trouvent confrontés à une volonté de résistance que leurs préjugés raciaux empêchaient d’imaginer. Après Pearl Harbor, les Japonais n’ont ni matériellement ni moralement désarmés les États-Unis. Lancés dans une guerre qu’ils souhaitaient limités, ils ont trouvé un adversaire qui leur a livré une guerre totale. Seul l’amiral Yamamoto, qui avait étudié aux États-Unis, en était semble-t-il conscient, avant même le succès de l’offensive sur la base américaine. Toute proportion gardée, Saddam Hussein a subi une surprise semblable en attaquant brusquement l’Irak en 1980. Engagé lui aussi dans une guerre limitée, il s’est vu opposer une guerre totale qui a duré huit ans.
Pearl Harbor durant l’attaque japonaise, le 7 décembre 1941
En fait la surprise stratégique s’épuise vite, après, il n’existe plus que la possibilité de surprises tactiques. D’une part, la surprise stratégique induit toujours, dans un premier temps, en sentiment de vulnérabilité chez l’agressé, corrélativement, un sentiment d’invulnérabilité chez l’agresseur qui a tendance à surestimer sa force. D’autre part, elle tend à renforcer la détermination de celui qui est attaqué, ce qui est vrai pour Rome face à Hannibal comme pour les États-Unis après le 11 septembre. Se sentir victime d’une perfidie (car la surprise stratégique est toujours vécue comme telle) constitue un ressort moral que l’agresseur sous-estime traditionnellement.
Guerre Iran-Irak, Bassorah bombardée par les iraniens, octobre 1980
C’est l’histoire qui pousse les États à accorder plus ou moins d’importance à la surprise dans leur culture stratégique. Absente dans les doctrines françaises, elle est omniprésente dans la culture américaine. Le lancement par l’Union soviétique du premier satellite en 1957 a inauguré l’angoisse d’un Pearl Harbor nucléaire qui ne s’est atténuée que dans les années 1980. Elle a été relayée, dans les années 1990, par la crainte d’un Pearl Harbor informatique, toujours en vigueur. Il s’agirait aujourd’hui de penser la surprise stratégique, non plus dans des situations de conflits systématiques, entre adversaires de forces comparables et pratiquant la même forme de guerre, mais dans un contexte de guerre asymétriques.
Guerre des six jours, troupes israéliennes, juin 1967
Pendant la guerre du Viêtnam, l’offensive surprise du Têt en 1968 a eu sur les forces américaines, un effet militaire négligeable, en revanche, les conséquences politiques ont été déterminantes : Cette offensive a placé les autorités de Washington en contradiction avec le discours qu’elle tenaient sur les capacités de l’adversaire et l’évolution du conflit devant l’opinion publique, l’événement a porté un coup fatal au soutien de l’opinion et a fortement contribué au retrait américain. Mais dans les conflits asymétriques la surprise stratégique est le plus souvent mise en situation défensive. Ainsi lors de la guerre du Liban de 2006, les Israéliens ont été surpris à tous les niveaux par la défense du Hezbollah : Son organisation générale, l’entraînement de ses combattants, son armement, ses capacités de combat, son aptitude à manipuler l’information à destination des médias, son réseau de transmission, sa mobilité, notamment grâce à l’usage d’un réseau de tunnels.
Guerre du Kippour, chars israéliens avançant vers la Syrie le 11 octobre 1973
Il s’agissait bien pour l’état-major de Tsahal d’une surprise stratégique dans la mesure où elle a modifié la stratégie mise en œuvre et où elle a entraîné une remise en cause doctrinale. Ce conflit récent est révélateur des rapports entre surprise et faillite du renseignement, mais plus encore, il souligne une des caractéristiques des conflits asymétriques, celle de générer une surprise, la propension à sous-estimer l’adversaire.