Dans les premiers mois de 1945, les armées alliées libèrent un à un les camps nazis et découvrent l’ampleur des massacres. En avril. Les images de l’horreur font le tour du monde et le rapatriement des survivants s’organise. Pourtant, il faudra des années pour cerner la réalité du système concentrationnaire et la spécificité du génocide.
La 11e division blindée américaine entre dans le camp de Mauthausen le 6 mai 1945
Les portes de l’enfer sont ouvertes écrit en mai 1945 le journaliste américain John Berkeley. L’horreur résume la découverte des camps nazis par les armées alliées. L’événement servit de point d’appui à plusieurs récits, mettant souvent en avant le cas pourtant exceptionnel de Buchenwald ou des détenus prirent les armes pour se libérer et chasser leurs gardiens SS. Une minorité de détenus eurent la chance d’être libérés dans le cadre accords passé par la SS avec la Croix-Rouge et d’échapper ainsi aux évacuations meurtrières des camps. Mais les réalités les plus marquantes demeurent celles de détenus exécutés ou abandonnés à bout de force au bord des routes et de mouroirs découverts sans combat et par hasard par les troupes alliées. Dans des ces conditions, l’organisation du rapatriement des déportés fut forcément largement improvisée. L’événement n’en fut pas moins sourd d’un savoir sur les camps et les déportations.
Le choc de la découverte des camps
Fin juillet 1944, la guerre n’est pas encore finie et les Soviétiques entrent dans le camp vide de Lublin-Maïdanek, ou les installations de gazage sont encore en place. Fin novembre, les Américains et les français libèrent le camp de Natzweiler-Struthof, déserté par ses gardiens SS et les détenus. La situation se renouvelle à Auschwitz en janvier 1945, même si une petite minorité des internés s’y trouve encore.
En France libérée, la presse, qui peut vérifier les informations recueilles et qui est encore sous le coup de la censure, ne publie alors pas ou très peu sur le sujet, notamment pour ne pas effrayer les familles qui attendant le retour d’un proche. L’humanité consacre deux articles à la découverte des camps en décembre 1944, puis plus rien avant le 5 avril. Le Figaro publie un papier sur Struthof le 3 mars 1945, trois mois après la découverte du camp. Et encore, ce sont des articles qui ne font pas la Une, la discrétion est la même à la radio et dans les actualités filmées, ce qui amplifiera la stupéfaction lorsque seront publiés récits et photographies de l’horreur.
Début avril 1945, ce sont d’abord des kommandos de Neuengamme qui sont découverts, le 5 avril, c’est l’entrée dans le camp d’Ohrdruf, en Thuringue, qui provoque l’effroi. Plus de 3000 cadavres gisent là nus et émaciés. Le 11 avril, les Américains entrent dans le petit camp de Buchenwald, véritable mouroir, d’où étaient partis les jours précédents des convois pour Dachau. Tant ils sont épuisés, de nombreux détenus comprennent à peine qu’ils sont libérés. La vue de Boelecke Kaserne de Nordhausen, ou ils s’entassent les malades de Dora, est une nouvelle fois terrible : 3000 corps, 700 survivants en train de mourir. Le 14 avril est découvert le carnage de Gardelegen, petit village ou plus de 1000 détenus, jetés sur les routes après l’évacuation de Kommandos de Dora, ont été brûlés vifs dans une grange. Le lendemain, les Britanniques libèrent le camp mouroir de Bergen-Belsen, ou des milliers de personnes sont en train de périr au milieu de nombreux cadavres. Le 29 avril, les Américains entre dans le camp de Dachau et découvrent en gare plus de 2 300 cadavres laissé dans un train arrivé de Buchenwald. Face à l’horreur, certains soldats ne peuvent s’empêcher de tuer des gardiens SS. Au total, on n’estime qu’un tiers des 750 000 détenus du système concentrationnaire décèdent lors des dernières semaines de la guerre, dans les camps ou au moment de ce que les détenus ont appelé les marches de la mort.
Un soldat britannique parle avec un détenu, Bergen-Belsen le 17 avril 1945
Le haut commandement allié est rapidement informé de ces terribles découvertes. Le 12 avril, Eisenhower accompagné de Patton et de Bradley, est à Ohrdruf. Le jour même, il décide de diffuser la nouvelle auprès de toute la presse, demandant même à ses troupes proche de venir voir ce chaos atroce : On nous dit que le soldat américain ne sait pas pourquoi il se bat, déclare-t-il. Quelques jours après, sont organisées des visites de journalistes et de parlementaires. À partir de ce moment, le verrou de la censure saute : Les images de l’horreur, filmées ou photographiées, se multiplient. Il s’agit de montrer l’horreur, d’en faire une pédagogie. Les cameramens américains du Signal Corps reçoivent ainsi des consignes strictes pour filmer les atrocités, les camps et ceux qui s’y trouvent. Plusieurs reporters de guerre qui découvrent ces lieux sont aussi de véritables photographes de talent : Margaret Bourke-White (de Life, à Buchenwald), Lee Miller (de Vogue, à Buchenwald et Dachau) ou Éric Schwab (un français, à Ohrdruf, Buchenwald, Thekla, Dachau.
Il faut que le monde entier sache, déclare Sabine Berritz dans le journal Le Combat du 3 mai 1945.Doit-on raconter ces faits effroyables. Doit-on laisser nos enfants se pencher sur cet amas de crimes. Naguère, nous aurions dit non. Nous nous élevions contre la diffusion de documents atroces. Mais à présent, il faut que revues et journaux, ici et dans le monde entier, publient ces récits et ces photos. C’est pourquoi il faut, malgré notre répulsion, les montrer à nos enfants, à tous les enfants, C’est abominations souvenirs doivent marquer leur mémoire. Les images des bulldozers, qui poussent les corps dans des fosses communes de Bergen-Belsen, sont alors largement diffusées. La presse française, qui, jusque-là, ne parlait presque pas des camps se saisit du sujet dans la seconde quinzaine d’avril 1945, trois quarts des articles sont consacrés à leurs découvertes entre mi-avril et mi-juin.
Barbelés et baraquements du camp d’Auschwitz Pologne 1945
Toutes les images publiées sont celles de l’horreur absolue. Elles marquent nos consciences, pour longtemps, par leur force et leur nombre, elles constituent un véritable seuil. Celui de la représentation de la mort de masse. Comme l’a montré Clément Chéroux, Si la première Guerre mondiale avait été montré la mort, celle-ci était demeurée individuelle et c’était essentiellement celle de l’ennemi. Rien d’équivalent avec la mort massive et collective des camps, avec ces monceaux de cadavres qui emplissent les images en 1945.
À Dachau par exemple, les épidémies prolifèrent. Une semaine après la Libération du camp, tous les cadavres n’ont pas encore été ensevelis malgré la réquisition des habitants voisins. En mai, en dépit des mesures prises par les troupes américaines, plus de 2 200 personnes y meurent encore. Toutefois, ces premières heures et ces premiers jours de liberté sont aussi intenses. En témoignent les extraordinaires photographies que les internés espagnols du camp de Mauthausen prennent aussitôt. Ils le font d’abord pour enregistrer l’événement, à l’instar des reporters qui arrivent pour témoigner de l’horreur. Des détenus se font ainsi photographier montrant des éléments caractéristiques des camps. Mais c’est surtout la soif de vivre et l’air d’une liberté retrouvée que montrent ces clichés. Ils saisissent des groupes d’amis, qui posent parfois les armes à la main, symbole de victoire d’une communauté de survivants. De nombreux clichés concernent des hommes photographiés seul qui se réapproprient ainsi leur individualité volée.
Intérieur d’une baraque du petit camp de Buchenwald le 16 avril 1945
Les signes de leur déshumanisation passée ont disparu, ils portent de nouveaux vêtements civils, le numéro de matricule a été arraché ou au contraire, ont été détournés certains imitent les anciennes photographies d’identité prisent dans les camps, mais à côté des chiffres de leur matricule figurent dorénavant, ostensiblement, leur nom. Beaucoup pensent alors à l’avenir et aux sociétés à reconstruire, en tirant les premiers enseignements de la tragédie qui vient de se terminer. Le 16 mai 1945 à Mauthausen, comme dans la plupart des camps libérés, un serment international de reconnaissance envers les libérateurs, de fraternité et d’espérance est prononcé. La déclaration du Comité français de libération du camp en appelle à la communauté des citoyens du grand peuple allié devant laquelle s’ouvre l’étonnant avenir de la société collective, de l’élévation national et du perfectionnement individuel. Des journaux au titre évocateur comme Liberté (celui des Français de Dachau) sont créés.
Durant ces premiers jours de liberté, dans la plupart des camps des organisations de détenus se mettent en place, pour organiser la vie quotidienne avant le rapatriement et préparer celui-ci. À Dachau, un International Prisoners Committee (IPC) a la lourde tâche d’épaulé l’armée américaine dans la gestion d’une enceinte contenant encore plus de 30 000 personnes, qu’il faut nourrir et vêtir. De nombreuses formalités administratives sont nécessaires pour d’abord, redonner à tous des papiers d’identités, c’est l’IPC aussi qui rédige les premières listes des morts. Les Américains demandent également qu’un strict service d’ordre se mette en place pour maintenir la quarantaine sanitaire et donc l’interdiction de quitter le camp et imposer le respect des règles. Pas de cuisine dans les Blocks, pas de dégradation des bâtiments pour faire du feu. Beaucoup de détenus ne comprennent pas toutes ces interdictions, et surtout de devoir attendre plusieurs semaines avant d’être rapatriés.
Le rapatriement en France
À Alger, dès novembre 1943, la France libre met en place un commissariat pour s’occuper des personnes déplacées. Celui-ci est confié à Henri Frenay, fondateur du mouvement de résistance Combat. Il devient à la Libération le ministère des prisonniers, déportés et réfugiés, chargé d’organiser les retours en France de tous les absents. Près de 950 000 prisonniers de guerre, plus de 600 000 requis du travail et des dizaines de milliers de déportés sont en Allemagne, en attente d’un rapatriement. Des documents et d’importantes archives des camps et prisons qui avaient été installés en zone occupée sont récupérés pour compléter une information jusque-là largement lacunaire. À partir de février 1945, des missions françaises de rapatriement facilitent également la localisation des victimes. Pour connaître le nombre de rapatriés à gérer, le 3 novembre 1944, un décret ordonne officiellement le recensement des victimes de guerre.
Mais à l’heure du rapatriement, le ministère Frenay est largement dépendant du commandement suprême des forces alliés et à sa marge de manœuvre est finalement réduite. De lourdes contraintes pèsent ainsi sur l’organisation même des retours. Les prisonniers de guerre sont privilégiés par les Anglo-Saxons; une quarantaine est imposée aux personnes qui dans l’attente, doivent rester sur place; des contrôles sanitaires et des vérifications d’identité interviennent aux frontières. Ainsi, selon les lieux de libération, les scénarios du rapatriement peuvent être très différents. S’ils se passent relativement bien pour ceux qui reviennent du Buchenwald, c’est plus compliqué pour les anciens déportés de Dachau, de Flossenbürg ou de Bergen-Belsen.
Les premiers retours des prisonniers de guerre et de déportés libérés par les Soviétiques ont lieu en mars 1945 à Marseille, par bateau depuis Odessa. Les premières femmes de Ravensbrück arrivent en gare de Lyon le 14 avril, accueillies par le général de Gaulle, Leurs camarades libérées grâce à l’intervention de la Croix-Rouge suédoise transitent de leur côté, par la Suède. C’est à paris que l’essentiel des retours sont centralisés. À la gare d’Orsay pour ceux qui arrivent par train, à l’aéroport du Bourget pour ceux qui reviennent par avion (les déportés les plus malades et des personnalités). Face à l’état physique et moral des déportés revenus et suite aux révélations dans la presse sur la découverte des camps, un grand centre d’accueil est installé à l’hôtel Lutetia, fin avril, avec des services médicaux et administratifs. Cependant, nombre de déportés critiquent les lourdeurs et les maladresses d’une administration qui n’a pas pris en compte selon eux les particularités de ce qu’ils viennent de subir.
Pourtant comme le souligne Robert Belot, qui s’appuie sur le bilan d’effort, la synthèse présentée par Frenay à son départ du ministère, le dispositif semble avoir été efficace puisqu’en moins de quatre-vingt-dix-jours, les deux tiers des libérés sont rapatriés. Au cours de l’année 1945, dans un pays complètement désorganisé, plus de 1 500 000 hommes, femmes et enfant ont été rapatriés en moins de cent jours. Les rapatriés reçoivent pécules et vêtements et bénéficient de soins gratuits. L’effort financier global du pays a été considérable. 20% des dépenses civiles pour l’année 1945 selon les chiffres du Bilan. Le 1er juin, on fête le millionième rapatrié Jules Garron, un prisonnier de guerre.
Couverture de magazine de France, numéro spécial consacré aux crimes nazis, été 1945
Le premier savoir sortir du camp
Les images de la découverte des camps sont la première source, d’informations permettant de révéler l’existence de l’univers concentrationnaire. Mais l’horreur montrée, en nombre, emporte toute analyse détaillée. Ces photographies sont finalement peu précises, et illustre mal la réalité des camps. L’Humanité du24 avril 1945 présente par exemple, en Une un article sur Birkenau avec une image de Bergen-Belsen légendée Ohrdruf. Ces photographies fixent l’image d’un système concentrationnaire en pleine décomposition. Beaucoup de détenus ont été jetés sur les routes face à l’avance des alliés, lors des meurtrières marches de la mort, Ces clichés ne traduisent pas son fonctionnement habituel. La discipline, les humiliations, le travail forcé. La finalité des déportations se résume aux charniers découverts, ne rendant pas compte notamment du génocide des Juifs d’Europe. Le discours du ministre Frenay autour du retour des absents favorise également une approche globale des déportés, contribuant à brouiller les spécificités des politiques nazies.
Toutefois, même s’il ne faut pas perdre de vue sa faible diffusion, un savoir est produit dès les premiers mois après la découverte des camps nazis. À cet égard, le génocide Juifs, souvent résumé à un grand silence, est significatif. Détaillons-le en présentant différents vecteurs de ce savoir sur les camps. Ce savoir provient d’abord des déportés eux-mêmes. Près de 210 témoignages sont publiés entre 1944 et 1947. Ceux de Juifs, peu nombreux à revenir, sont évidemment rares. De plus comme l’a montré Annette Wieviorka, c’es récits sont peu lu par une société qui globalement, n’est pas prête à entendre un tel discours. Les associations de victimes qui se mettent en place débutent un travail de transmission qui se poursuit aujourd’hui. Annette Wieviorka note que, malgré des imprécisions, les associations juives font un progrès considérable vers la vérité. Des extraits du rapport Vrba et Wetzel sur Auschwitz sont édités par les journaux. Par ailleurs, le Centre de documentation juive contemporain (CDJC) entame un travail impressionnant de connaissance du génocide, grâce notamment à une collection d’ouvrage scientifique.
Wagon dans le camp de concentration de Dachau, Allemagne, mai 1945
La recherche et le jugement des criminels de guerre nazis permettent aussi de rassembler des éléments essentiels. Les premières synthèses du Service de recherche dépendant du ministère de la Justice ou celles Renseignements généraux sont, dans plusieurs cas, déjà précises. Au procès international de Nuremberg, dans son réquisitoire inaugural, le procureur Robert Jackson évoque l’assassinat de 60% des Juifs d’Europe, soit 5,7 millions de morts, avant de présenter dans les séances suivante le parti nazi pour anéantir tout le peuple Juifs.
L’histoire n’a jamais enregistré de semblable crime, perpétré avec une telle cruauté préméditée et contre tant de victimes conclut-il en citant par exemple un rapport de l’Einsatzgruppen A du 15 octobre 1941 sur l’extermination de Juif en Lituanie.
Dans ce tableau, l’État fait souvent figure de grand absent, n’ayant rien perçu ni voulu voir de la spécificité du génocide. Pourtant, les missions du ministère Frenay de rapatriement et de recensement, puis de réparation et de reconnaissance des victimes, impliquent de mieux connaître, dans toute leurs spécificités. Au sein d’une sous-direction des Renseignements puis des recherches et de la Documentation, une section des Israélites déportés, dirigé par u ancien interné de Drancy, François Rosenauer, travaille dès l’automne 1944 à recenser les déportés juifs et les convois de la solution finale. Grâce notamment à la partie retrouvée du fichier de Drancy, les résultats sont rapides et justes. Le 23 juillet 1945, le ministère Frenay annonce par exemple, le chiffre de 66 576 déportés de Drancy, un bilan quasiment exhaustif. Or, à cette date déjà, le ministère sait que la grande majorité de ces personnes sont des Juifs, assassinés à Birkenau.
Retour en France de rescapés de Buchenwald 1945
Une des salles de l’exposition Crimes hitlériens qui s’ouvre à paris en juin 945, s’appuie sur ce travail en proposant une chronologie de la persécution et des déportations. Le livre de Roger Berg, La persécution raciale, dans la série lancée par l’État des Documents pour servir à l’histoire de la guerre, en est une autre illustration. Ainsi s’il faudra encore des années pour cerner avec précision l’ampleur de la criminalité qui s’est déployée dans le système concentrationnaire et la spécification du génocide des Juifs d’Europe, un premier savoir sortir des camps dès l’immédiat après-guerre, Derrière le choc, des sources et des analyses commencèrent à irriguer notre réflexion sur le phénomène majeur que l’Occident découvrit avec horreur en 1945.