Lancée le 16 avril 1917, l’offensive du Chemin des Dames commandée par le général Nivelle s’est soldée par un échec sanglant. Pour autant, fallait-il faire de Robert Nivelle un symbole d’incompétence et de mépris de la vie du soldat. Dans Nivelle, l’inconnu du Chemin des Dames, Denis Rolland, spécialiste de la Première Guerre mondiale, remet en cause cet aspect de la mémoire collective.
Arrivée de la relève française à Craonnelle (Aisne) 1917
L’heure est venue! Courage, confiance! Vive la France! C’est par c’est mots que le soir du dimanche 15 avril 1917, le général Nivelle conclut le communiqué diffusé à ses troupes prêtes pour l’offensive décisive, dont l’objectif est ni plus ni moins de gagner la guerre, C’est peu dire que la confiance est au beau fixe du côté des Français. Dans l’esprit du général Nivelle nommé fin décembre 1916 commandant en chef des armées françaises en remplacement du général Joffre qui avait initialement conçu ce projet, l’attaque sur le Chemin des Dames doit rompre le front d’un seul coup entre 24 et 48 heures.
Ce sont plus de un million d’hommes, répartis entre les 4e 5e 6e et 10e armées qui vont être engagés sur le front de l’Aisne, entre Soissons et les monts de Champagne. Sur le plan logistique la puissance de feu est impressionnante, entre le 6 et le 16 avril, 5 millions d’obus de 75 et 1 à 5 million d’obus de gros calibre sont tirés par l’artillerie française sur les positions allemandes, ce qui représente pas moins de 533 obus à la minute! L’objectif étant de détruire au maximum les mitrailleuses allemandes qui fauchent les fantassins français. En soutien, des blindés et des moyens aériens conséquents ont également été mobilisés avec les 128 chars engagés dans la bataille, dont 81 seront hors de combat au soir du 16 avril, ainsi que 500 avions de chasse.
Soutenu par ceux qui, comme Foch et Joffre, croient en la possibilité de briser d’un coup la résistance d’une armée allemande que l’on dit usée, Nivelle a plus de mal à convaincre son ministre de la guerre, Paul Painlevé, polytechnicien, Robert Nivelle, dont la formation est celle d’un officier d’artillerie, a joué un rôle non négligeable dans la victoire de Verdun, réussissant, avec le général Mangin, à reprendre aux Allemands les forts de Douaumont et de Vaux en octobre 1916. Au-delà de ses compétences, c’est sa force de conviction qui rassure, Nivelle a le sentiment, le soir du 15 avril 1917, d’avoir rendez-vous avec l’Histoire! C’est-à-dire l’ampleur de la déception qui l’attend. Engagées le lendemain à l’aube, les offensives françaises se heurtent à une résistance beaucoup plus forte que prévue. Malgré les formidables pilonnages de l’artillerie de la prise de Loivre par la 5e armée, au nord de Reims, déclenche au début de l’après-midi, une puissante contre-attaque allemande. Du côté français, une attaque en direction de Moulin de Laffaux se solde par un échec. Si les Français de la 4e armée prennent, à l’arraché, le fort de Condé, sur le Chemin des Dames, puis ceux de la 6e armée le village de Barye en Laonnois le lendemain, les objectifs ne sont pas atteints.
Le général Nivelle dans son bureau, avril 1917
Certes, 10 000 soldats ennemis ont été fait prisonniers mais les lignes de front n’a pas été percée. Le vendredi 20 avril, la première offensive est arrêtée. Quelques jours plus tard, Nivelle doit reconnaître devant Paul Painlevé et Raymond Poincaré, président de la République, l’importance des pertes humaines, plusieurs dizaines de milliers de blessés ayant été évacués vers des hôpitaux saturés. La seconde offensive débute le 30 avril sur les monts de Champagne et le 5 mai sur le Chemin des Dames, précédée la veille par une attaque sur Craonne dont le village sera pris par les Français. Mais les Allemands se montrent plus résistants que prévu et, le 8 mai, la seconde phase de l’offensive est stoppée. L’échec de Nivelle est officiel. Il est remplacé le 15 mai par le général Pétain qui va changer de stratégie.
L’idée de l’offensive décisive est abandonnée. Il s’agit dans l’esprit de Pétain d’atteindre des objectifs militaires limités qui usent la résistance allemande. Cette stratégie est couronnée de succès fin octobre avec la prise du village de Malmaison. Les Allemands se replient dans la nuit du 1er au 2 novembre plusieurs dizaines de kilomètres derrière la rive droite de l’Ailette. La bataille du Chemin des Dames est gagnée mais à quel prix. Les pertes humaines sont considérables des deux côtés, même si on ne peut, aujourd’hui encore, les chiffrer très précisément. Selon les estimations les plus récentes. Il y aurait eu, côté français et anglais, plus de 230 000 hommes tués, disparus ou blessés. D’où la vision de tuerie inutile de cette bataille dont sera responsable Robert Nivelle dans l’esprit du grand public. Comme le rappelle Denis Roland dans sa biographie Nivelle, le méconnu du Chemin des Dames. Celui-ci va devenir au fil des années le symbole de l’incompétence de ces généraux qui jouent au poker avec la vie de leurs hommes. Avec Bazaine et Gamelin, Nivelle, perçu comme le responsable de mutineries qui vont suivre, va prendre place dans la légende noire de l’histoire militaire de ce pays.
Une vision que l’historien, qui a consacré un livre aux mutineries de 1917, considère comme excessive. S’étant plongé dans la lecture des archives de l’époque et des divers rapports de la commission d’enquête du général Brugère, qui devait statuer sur la responsabilité de Nivelle dans l’échec de cette offensive, Rolland conclu que les causes du fiasco ne peuvent reposer sur un seul homme, aussi critiquable fut-il. Pour lui, l’hécatombe du Chemin des dames n’est pas plus considérable que celle des batailles précédentes, notamment celle de la Somme. La stupeur devant une telle saignée a été d’autant plus forte qu’une victoire rapide, loin d’être impensable, était attendue. En mai 1918, les Allemands parviennent, en quelques jours à percer le front du Chemin des Dames; il s’en est même fallu de peu qu’ils gagnent la guerre à ce moment-là. Pourquoi alors un tel échec. Pour Denis Rolland, aucun facteur d’explication n’est crédible à lui seule. Il relativise l’idée répandue selon laquelle ce sont les conditions météorologiques qui anéantirent les efforts de l’artillerie. En effet, s’il y eut de la pluie et même de la neige, ce ne fut que les deux premiers jours de l’offensive. L’idée que l’effet de surprise joua bien moins que prévu est en revanche avérée. Les Allemands avaient repéré les mouvements de troupes dès le mois de mars et s’étaient calfeutrés dans leurs tranchées, à l’abri des barbelés.
Soldats dans une tranchée, près de Craonne en ruines, 1917
Leurs mitrailleuses n’avaient pas été détruites et ce sont elles qui causèrent le plus de dégâts, sans compter ceux produits par leurs avions de chasse et leurs 2 000 canons. Cependant, une part d’énigme subsiste. La guerre n’est pas une opération de mathématique. L’erreur principale du commandement français fut sans doute de croire que les Allemands étaient moralement usés alors que leur capacité de résistance était intacte. Si Nivelle fut écarté du commandement pour cet échec, il devint commandant en chef des troupes d’Afrique du Nord en Algérie, connut cependant un retour en grâce après-guerre. Il reçoit le 31 décembre 1921 la Médaille militaire, décoration concédée à titre exceptionnel aux maréchaux de France et aux généraux qui ont exercé en temps de guerre un commandement en chef devant l’ennemi écrit Rolland.
Après sa mort, en 1924, ses cendres sont transférées aux Invalides. S’il a été mis en cause au lendemain de la défaite, notamment dans la presse la vraie descente aux enfers débute dans les années soixante. C’est l’époque où les mutineries de 1917 sont mises à l’honneur par de nombreux ouvrages et font également l’objet de la première étude sérieuse. Nous sommes entrés dans l’ère du soldat victime écrit Rolland. En outre, Pétain allait, après la guerre, façonner l’image de l’homme économe du sang de ses soldats, notamment à travers son fameux livre La Bataille de Verdun, paru en 1929, et réédité à plusieurs reprises jusqu’en 1986. Face au vainqueur de Verdun, Nivelle ne pouvait faire le poids. Loin de prétendre réhabiliter ce dernier, Denis Rolland rappelle que l’histoire, qui est souvent écrite par les vainqueurs du jour, est un perpétuel questionnement.