C’est une histoire incroyable et peu connue que celle du capitaine Louis Moufflet, du lieutenant René Haas et des 436 chiens de traîneau, la plus grande meute de chiens jamais réunie au monde, qui traversèrent le Canada et l’Atlantique pour venir en aide aux soldats français sur le front des Vosges en 1915.
Les chiens de l’Alaska arrivent à Holtzplatz (Bas-Rhin), le 15 décembre 1915
Hiver 1914, la neige tombe en abondance sur la ligne bleue des Vosges. Les chemins sont devenus impraticable pour les véhicules mais également pour les chevaux et les mulets. Cela pose de grosses difficultés pour ravitailler les troupes sur le front en munitions et en nourriture mais également pour évacuer les blessés. Pour l’état-major, le danger de voir les lignes de défenses percées par les troupes allemandes est pris au sérieux et l’on veut à tout prix éviter qu’une telle situation se reproduise l’hiver suivant. Louis Moufflet, capitaine de l’armée française propose alors une solution pour le moins originale : Monter des attelages de chiens de traîneau pour assurer la logistique. Il est accompagné dans sa démarche par le lieutenant René Haas qui, tout comme lui, a vécu plusieurs années en Alaska avant la guerre et connaît bien les capacités de ces attelages typiques du Grand Nord. Mais leur idée ne fait pas l’unanimité au sein de l’état-major et ce n’est que 12 août 1915, à la force persévérance et de détermination, qu’ils reçoivent enfin l’ordre pour partir en mission secrète en Amérique du Nord. En tout, c’est plus de 400 chiens que les deux hommes doivent ramener en France, sans compter tout l’équipement nécessaire : Traîneaux, harnais pour monter plusieurs équipages. Au- delà des 10 000 km à parcourir, en évitant les espions allemands, les deux hommes ont un lap de temps très court pour accomplir cette mission délicate puisqu’ils disposent de 120 jours avant le début de l’hiver. Arrivés à New-York, les deux hommes se séparent, Moufflet reste sur place pour établir des contacts, tandis que le lieutenant Hass part à Nome retrouver son ami Scotty Allan, le plus célèbre musher d’Alaska.
Ce conducteur de chiens de traîneau a en effet remporté les plus grandes courses du pays et inspiré Jack London dans L’appel de la forêt. Hass, lui demande son soutien afin de réunir 106 chiens de tête, ainsi que les traîneaux, les harnais et plusieurs tonnes de saumon séché. Scotty Allan effectue alors, en toute discrétion, une tournée des villages Inuits pour rassembler les chiens, tout en laissant croire, enfin de ne pas éveiller les soupçons, qu’il les achète pour son chenil. À New-York, puis à Boston, Moufflet doit faire face à plusieurs déconvenues, il obtient un financement bien inférieur à ce qui était convenues et doit essuyer le refus de toutes les compagnie américaines d’assurer le transport militaire français au nom de la neutralité prônée par le président Wilson, les États-Unis entreront en guerre qu’en avril 1917.
Il décide donc de partir pour la ville de Québec, en territoire allié, afin de trouver les autres chiens qui constitueront les attelages. Il parcoure des centaines de kilomètres dans la forêt boréale à cheval ou en canoë pour acheter les chiens auprès des Indiens et des trappeurs. En quelques semaines, Moufflet parvient à réunir près de 350 chiens de la Belle province et du Labrador. Le 27 octobre 1915, au terme d’un périple de plus de cinq mille km, Hass, Scotty Allan et la totalité des chiens arrivent sains et saufs à Québec. Ils ont traversé le Grand Nord dans plusieurs wagons aménagés, sous étroite surveillance militaire, En effet les espions allemands ne sont pas loin et les deux hommes ont déjoué trois tentatives d’empoisonnement des chiens et d’assassinat sur eux-mêmes. Il est en effet très difficile de passer inaperçu avec ce convoi un peu particulier, et la couverture médiatique des journaux ne leur facilite pas la tâche. En attendant leur départ pour la France, les chiens sont gardés dans un hangar à proximité d’un champ de tir de l’armée canadienne. Les tirs incessants provoquent le hurlement des chiens, mais c’est en fait une chance inouïe, puisque cela permet aux bêtes de se familiariser avec les bruits d’explosion qui seront leur quotidien quelques semaines plus tard.
Le ravitaillement s’organise à l,aide de chiens de traineaux, Longemers, janvier 1916
Seule la voix de Scotty Allan, l’homme qui murmurait ç l’oreille des chiens parvient à les calmer. De nouvelles difficultés apparaissent, puisqu’aucune compagnie maritime ne veut prendre le risque de transporter ce chargement bruyant, d’autant que les sous-marins allemands rôdent dans l’Atlantique, le commandant d’un vieux vapeur, le Pomeranian, sauvé de la casse pour les besoins de la guerre, finit par accepter le défi en contrepartie d’une grosse somme d’argent. Cette décision fut déterminante pour le reste de l’aventure, puisque c’est le dernier navire à avoir quitté le port de Québec avant le gel du fleuve Saint-Laurent qui paralyse le port pendant de longs mois. Afin d’éviter que les aboiements ne les fassent repérer par les sous-marins allemands, le capitaine, il lui propose de passer une nuit avec eux. Rassurés par la voix du musher, les chiens restent silencieux de longues heures, surprenant le vieux marin incrédule qui les admet alors sur le pont. En les répartissant dans des caisses, Scotty Allan parvient à garder les chiens silencieux durant toute la traversée. Comme l’admit le capitaine, un aveugle n’aurait pas pu dire qu’il y avait des chiens à bord. Obligé de suivre une route maritime très au nord afin d’éviter les sous-marins ennemis, le Pomeranian traverse de terribles tempêtes au cours des deux semaines de traversée, ce qui causera la perte de 4 bêtes sur les 440 embarquées.
Le Tanet, col de la Schulucht (Vosges), 1916
Moufflet, arrivé en avance afin de préparer l’accueil des chiens au Havre, met à profit ce temps pour sélectionner les soldats qui deviendront les premiers mushers. Une centaines de chasseurs alpins se préparent donc à former les premières sections d’équipages canins d’Alaska (SECA). Ces soldats, qui n’ont jamais vu de chiens esquimaux, suivent attentivement les conseils prodigués par Scotty Allan, il leur apprend à se faire respecter par ces chiens à demi-sauvages, à les placer correctement dans l’attelage selon leur rôle respectif : Chien de tête, pointeur droit et gauche. Soixante équipages, composés chacun d’un traîneau de sept à neuf chiens sont opérationnels et partent pour les premières lignes dans les Vosges, sous les yeux de Scotty Allan qui n’est pas autorisé à les suivre.
Attelage de chien sur un traîneaux
Sur le front l’aide de ces chiens se révèle très précieuse, la rapidité et le déplacement silencieux des équipages permet de ravitailler des postes isolés, réparer des lignes téléphoniques ou encore d’évacuer des blessés, y compris dans les tempêtes de neige. La presse française et américaine font régulièrement l’éloge de leurs exploits. La moitié des bêtes meurent sous les tirs ennemis et les autres seront adoptées par les chasseurs alpins et les habitants de la région. Leur aide aura permis à la France de conserver ou de reprendre tous les sommets des Vosges durant la Grande Guerre. À la fin du conflit plusieurs chiens sont décorés de la Croix de guerre, une distinction unique dans l’histoire. C’est une épopée, injustement oubliée, que nous fait revivre le magnifique documentaire de Marc Jampolski, nom de code : Poilus d’Alaska, diffusé sur Arte, qui mêle images d’archive et scènes de reconstitution.