Contrairement à une légende répandue, l’armée française, au début de 1914, n’est pas une institution ou règnent le calme et la sérénité. Depuis des années, crises et difficultés se multiplient, compliquant le recrutement. Néanmoins, cette armée vaincra sur la Marne en septembre 1914.
Soldats français lors de la mobilisation en août 1914
Depuis juillet 1911, le général Joffre a été nommé chef d’état-major général et vice- président du conseil supérieur de la Guerre. Il a pour mission de préparer une guerre que la crise d’Agadir rend envisageable. Il cumule les responsabilités du temps de paix et du temps de guerre pour l’armée de campagne, mais l’autorité sur les directions d’arme du ministère et sur les places fortes lui échappent. Or les premières assurent la gestion du personnel et, pour les armes savantes en particulier, disposent d’ateliers, d’arsenaux, de budgets en propre; tandis que les secondes restent, même en temps de guerre, sous les ordres du ministre alors qu’elles totalisent le quart environ des effectifs et des milliers de pièces d’artillerie.
Face à cette situation, qui ne commence à s’améliorer que dans les mois qui précèdent le conflit, les années 1911-1914 sont marquées par l’un des efforts d’adaptation et de modernisation les plus importants de notre histoire militaire récente. Mais il faudra l’épreuve de la mobilisation puis de la guerre pour restaurer les liens, aussi bien internes qu’externes, qui assurent la cohésion de l’ensemble.
Un passé récent conflictuel
Depuis la fin du XIXe siècle, l’armée française a été traversée par une succession de crises qui entament sa notoriété dans l’opinion et nuisent à sa cohésion interne. Lors de l’affaire Dreyfus, une majorité d’officiers, sans s’engager sur le fond dont ils ignorent tout, a le sentiment que les manifestations de sympathie en faveur, du capitaine cachent une entreprise de déstabilisation de l’institution militaire, ce qui se traduit par la multiplication des réactions corporatistes de repli, qui ne font pas qu’alimenter les polémiques. Parallèlement, le développement d’une politique de républicanisassions du haut commandement sous les gouvernements radicaux, accroît l’impression que l’armée est mal-aimée : Le scandale des fiches sous le ministère André, le déclassement des généraux dans l’ordre protocolaire au bénéfice des hauts fonctionnaires et le régime opaque de l’avancement ne font qu’acroitre cette perception. Puis, la loi de séparation des Églises et de l’État est souvent mal comprise dans un premier temps, et ce phénomène est aggravé par la querelle des inventaires puis les ordres d’expulser les congrégations. En proportion, peu d’officiers refuseront formellement d’obéir et quitteront l’uniforme en signe de protestation, mais une opposition diffuse à ces décisions est très largement partagée.
De même puisqu’il n’existe pas à l’époque de forces de police susceptible d’intervenir à l’occasion des mouvements sociaux, les unités, souvent de cavalerie, sont fréquemment utilisés pour protéger une usine, voire réprimer des manifestations. Nombreux sont ceux, parmi les jeunes cadres en particulier qui y voient un emploi contre nature.
Des difficultés sociales récurrentes
Depuis plusieurs années, la question des soldes et des conditions de vie des sous-officiers et des officiers subalternes est publiquement débattue. Au printemps 1913, plusieurs journaux proches de l’état-major mettent ce sujet à la Une de plusieurs numéros. Les analyses se succèdent, sous la signature de généraux en deuxième section et de parlementaires réputés, mais le sujet ne commence à trouver des réponses qu’un an plus tard. De même, les questions de l’habillement, de l’alimentation, des primes de campagne et plus globalement de toutes les questions liées à la vie quotidienne provoquent de nombreuses insatisfactions que le relatif prestige de l’uniforme ne suffit plus à compenser.
Plus largement, les questions inhérentes à l’exercice de la liberté d’expression, d’association ou au droit de vote font partie des thèmes récurrents. Les militaires seraient-ils, comme les condamnés, des citoyens de second ordre, alors que la République ne cesse de proclamer qu’ils tiennent une place essentielle dans la formation morale et civique des jeunes recrues. Il est de même nécessaire que le ministre de la Guerre multiplie les circulaires jusqu’à l’automne 1913 pour rappeler que les notations ne doivent pas être établies sur la base de rapports relatifs à la vie privée.
Pièce de 75 mm modèle 1897 lors de manœuvres dans le Sud-Ouest, septembre 1913
De graves questions d’emploi
La situation matérielle des sous-officiers et des jeunes officiers ne peut s’améliorer que s’ils se marient avec un beau parti, et les femmes de militaires sont relativement nombreuses à devoir travailler à une époque où cela reste socialement mal accepté. D’ailleurs. La gendarmerie est chargée d’enquêter sur la dot de la future épouse d’un officier et les capacités financières de sa famille, avant que l’autorisation hiérarchique indispensable ne soit accordée. Situation paradoxale qui exige de pouvoir tenir son rang dans la société sans que le salaire versé ne le permette : Certains vivent de façon quasi monacale, d’autres sont perclus de dettes, tous vivent entre eux dès lors qu’ils ne disposent pas de fortune personnelle. Lors de difficulté majeures pour l’état-major général est celle du sous-encadrement chronique des unités. La situation matérielle peu enviable des sous-officiers limite le volume des engagements et des rangements. Pour tenter de compenser le déficit en sous-lieutenant et lieutenant, toutes les adaptations réglementaires et législatives possibles sont utilisées : Les limite d’âge pour que les sous-officiers puissent accéder à l’épaulette sont repoussées, les candidats ayant échoué aux concours d’accès des grandes écoles militaires sont autorisés à se représenter, les élèves-officiers de l’École spéciale militaire sont promus chef de section dès la fin de la première année, les étudiants des grandes écoles civiles de la République deviennent automatiquement officiers de réserve, etc. Mais il ne s’agit toujours que de mesures partielles, qui permettent d’améliorer les chiffres théoriques totaux dans l’hypothèse d’une mobilisation, sans modifier la réalité quotidienne.
Le général Foch lors d’une manœuvre des cadres à Saint-Quentin (Aisne) mai 1914
Force de reconnaître que, souvent, l’armée métropolitaine s’ennuie. Les moyens disponibles pour assurer une instruction de qualité sont insuffisants, qu’il s’agisse des munitions d’exercice, des camps d’entraînement ou du nombre de chevaux. L’instruction s’est adaptée à cette pénurie chronique : Procédurière et empesée, elle insiste sur la forme, et sur ce qui coûte le moins cher, l’endurance individuelle du soldat. L’essentiel de l’emploi du temps reste consacré à des revues de détail et à des services au quartier. C’est ainsi que les exercices se déroulent généralement à proximité de la caserne au niveau de la compagnie et que les grandes manœuvres annuelles, en particulier, sanctionnent davantage l’aptitude à la marche du fantassin que la capacité des artilleurs à tirer juste. Surtout, l’efficacité du travail des états-majors dont les ordres, même les moins pertinents ne sont suivis jusqu’en 1912 d’aucune sanction, n’est pas analysée.
Le commandement porte, sur ce point, une grande part de responsabilité : s’il n’est pas responsable du volume de moyens matériels que la nation attribue à ses armées, du moins, l’est-il de l’usage qui n’est fait. Or les témoignages abondent sur des généraux qui se révèlent incapables de développer la coopération des armes, essentiellement infanterie et artillerie et qui, pour être sans doute d’excellents fantassins et cavaliers ou artilleurs, ne savent pas combiner l’emploi de moyens différents pour tirer le meilleur parti. En conséquence, Joffre commence dès 1912 à procéder à un profond renouvellement du haut encadrement.
Il en résulte également que les procédures du travail d’état-major, les questions de renseignement ou l’optimisation des matériels modernes sont relativement peu connues et que leur emploi reste soumis à bien des débats, en dépit de la parution de différents manuels provisoires de 1913 et 1914. Les mitrailleuses ou les véhicules automobiles sont peu intégrés dans la réflexe tactique, et sont souvent par défaut.
De réorganisations et mutations successives
L’armée de terre est organisée depuis la loi du 24 juillet 1873 en région militaire qui, à la mobilisation donnent chacune naissance à un corps d’armée (CA). En métropole, on en compte vingt à partir de 1913 avec la mise sur pied d’un 21e corps sur la frontière de l’Est. Il convient d’y ajouter la 19e CA d’Algérie-Tunisie, stationné en Afrique du Nord, et un corps d’armée colonial dont les unités sont stationnées dans les ports de l’Atlantique et de la Méditerranée. Presque tous les corps métropolitains sont identiques. À deux ou trois divisions d’infanterie, une brigade de cavalerie et une d’artillerie, un bataillon du génie et un escadron du Train, et l’ensemble des services de soutien. Chaque division dispose par ailleurs de groupes d’artillerie, compagnie du génie.
Départ des cuirassiers le 2 août 1914 à Paris
Si cette organisation générale ne connaît pas de modifications significatives avant la Grande Guerre, les efforts de modernisations et de rationnement voulus par Joffre commencent à porter leurs fruits et transforment les grands commandements par touches successives. L’infanterie et la cavalerie voient la création de compagnie de mitrailleuses et de cyclistes; le génie celle des spécialistes de construction de voies de chemin de fer, de télégraphes et communications, d’aérostation. Cinq régiments d’artillerie lourde sont en cours d’équipement lorsque la Grande Guerre et l’aéronautique, encore balbutiante, compte déjà vingt-trois premières escadrilles. Toutes ces créations induisent des mutations nombreuses, des mouvements de personnel, des déplacements de matériel, des changements de garnisons, dont le rythme est accéléré par les nécessités liées au maintien de l’ordre intérieur. Au hasard des réorganisations ou des besoins plus ou moins ponctuels, les batteries, les escadrons et les compagnies, voire les régiments en tant que tels. Il n’est pas rare que la même unité se déplace deux fois au cours de la même année au sein de la même région militaire, ce qui cause de nombreuses difficultés d’adaptation dans des locaux, parfois vieillissants, entretenant une lassitude récurrente.
Et pourtant, une véritable intégration dans la cité
Paradoxalement constituées sur une base de recrutement régional, sinon local, les unités se sont peu à peu enracinées dans leur environnement proche. La présence des soldats en tenue est normale dans la moindre commune, du fait du maillage extrêmement dense sur un territoire des garnisons de quelques 400 régiments et 50 bataillons, parmi lesquels l’infanterie représente plus des trois quart. Elle est même plus dense encore dans les régions frontalières (Épinal, Toul, Verdun), plusieurs dizaines de milliers d’hommes stationnent dans des communes dont l’essentiel de l’activité économique leur est liée. Au fil des années, les divisions certains régiments sont fréquemment connus sous le nom de la ville ou l’état-major tient garnison : La 41e RI est celui de Rennes, la 2e DC celle de Lunéville. Au total 750 000 hommes environ sont stationnés en métropole, auxquels il faut ajouter les 65 000 de l’Armée d’Afrique, en Algérie-Tunisie, pour partir employés à la pacification du Maroc.
Dans les mois qui précèdent la Grande Guerre, un nouvel attachement de la population à ses soldats semble se faire jour. Cette évolution générale de l’état d’esprit public se manifeste à l’occasion du retour d’exercice à la caserne ou quand la musique régimentaire joue pour la population dans le parc ou sur la place principale de la communie. Si ces marques formelle d’estime, voire d’adhésion populaire. À leurs unités de proximité ne témoigne en rien d’une compréhension précise des questions militaires, elles marquent néanmoins un attachement à leurs soldats, qu’illustreront les départs pour la guerre en août 1914 lorsque la foule se massera sur les trottoirs pour accompagner les régiments vers les gares d’embarquement.
Une section de mitrailleuses Saint-Etienne modèle 1907
Au sein de chaque unité, il existe souvent une forte cohésion. La tradition républicaine, renforcée depuis les débuts de la IIIe République, conduit les officiers à traiter leurs hommes en soldats-citoyens. Au-delà des écrits bien connus d’un Lyautey, toute une littérature s’est développée sur le rôle des cadres dans la formation morale et civique des recrues. Le sentiment d’appartenance à tel régiment est entretenu à la fois par la sacralisation du drapeau et par le recrutement régional évoqué plus haut. Les deux niveaux, national et local, se rejoignent ici, tandis qu’en fonction de l’histoire propre à chaque formation commandement va rechercher dans les événements du passé des facteurs d’identification brodés en lettres d’or sur l’emblème régimentaire.
Ce sujet est d’autant plus souvent traité que les notions de forces morales reviennent dans les discours. On ne s’interroge pas sur l’aptitude des armées à faire campagne puisque le soldat est tout à la fois soutenu par la conviction qu’il défend une cause juste et est dépositaire de valeurs d’enthousiasme, de courage et de volonté.
Infanterie française en tirailleur manœuvrant dans le Sud-Ouest, septembre 1913
Quelles capacités opérationnelles
Si l’on met en balance les aspects évoqués l’armée française de 1914 offre finalement un visage contrasté. Elle forme dans la nation un corps à part, idéalisé mais aussi soumis à de vives critiques et à des fortes pressions. Ses évolutions sont réelles mais lentes non pas du fait des seules réticences d’un état-major général qui n’aurait rien compris à la guerre modernes. À la fin du mois de juillet, les permissionnaires commencent à être rappelés et soudainement, l’inquiétude se fait jour lorsque, le 30 juillet, est décidée la couverture des frontières. Alors que le pays s’intéressait davantage au procès très médiatisé de madame Caillaux. Qu’à la dégradation des relations entre l’Autriche-Hongrie et la Serbie ou entre l’Allemagne et la Russie, l’assassinat de Jaurès le 31 marque une rupture. Devant son cercueil, hommes politiques de gauche comme de droite se recueil et annonce l’Union sacrée que le président de la République et le président du Conseil appellent de leurs vœux. Trois millions de réservistes prennent le chemin des casernes, ou ils sont équipés et les unités constituées : Le pourcentage des réfractaires est extrêmement faible, ce qui témoigne de la confiance que le pays porte à son armée. Les effectifs des régiments d’active sont complétés et les unités redoublées par la création d’un corps de réserve. En quinze jours, au terme d’un mécanisme d’une extrême précision qui ne connaît presque aucune raté, 3600 000 hommes sont sous les armes dont 1 700 000 dans la zone des armées. Alors que les travaux des champs battent leur plein, chacun est persuadé de partir pour quelques mois simplement, car la guerre ne peut être que courte entre pays développé, comme le proclame politiques et journalistes, industriels, banquiers, et chefs militaires. Les premières semaines du conflit, les plus meurtrières de toute la guerre, assureront dans le sang, à tous les niveaux de la hiérarchie, les apprentissages qui n’avaient pas été au préalable menés en temps de paix.