LA RÉSISTANCE DE CHARLES D’ARAGON

Les années 1970 marquent un tournant dans la représentation collective de l’attitude des Français pendant l’Occupation. Le rôle de la France de Vichy fait l’objet de nombreux travaux historiques, c’est dans ce contexte que Charles d’Aragon publie la Résistance sans héroïsme, livre empreint d’une rare lucidité qu’il est cependant passionnant de confronter au journal que d’Aragon tint durant les années noires. Pour comprendre les évolutions de la mémoire aujourd’hui objet d’histoire.

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Charles d’Aragon, membre du comité départemental de libération, Albi, août 1946

En 1997, Charles d’Aragon publie ses souvenirs des années noires sous le titre La Résistance sans héroïsme. Remarquablement écrit, cet ouvrage retrace la naissance et le développement de l’armée des ombres dans la partie de la France soumise au régime de Vichy, puis les mois de la Libération. Aujourd’hui encore, il est considéré comme une référence parmi les livres de mémoire rédigés par des résistants français. Passionnant à bien des égards, ce récit l’est encore plus lorsqu’on le rapproche du journal intime que le marquis d’Aragon rédigea entre septembre 1940 et août 1942. Encore inédite journal apporte un utile contrepoint au récit composé par le marquis quelques trente années après les faits. Il renseigne notamment sur l’état d’esprit de ce dernier et sur le contexte historiographique et mémoriel dans lequel il rédigea ses souvenirs. Mais  au préalable une rapide présentation du parcours du marquis d’Aragon s’impose. Charles de Bancalis de Maurel d’Aragon naît à Bourges le 10 novembre 1911. Diplômé de Sciences-Po en juillet 1933, il devient journaliste. Proche de l’Aube et de La vie intellectuelle, il collabore régulièrement à temps présent et à La Revue des deux mondes.

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Château de Saliès

En novembre 1938, il fait partie des catholiques sociaux fondateurs des nouvelles équipes françaises (NRF), mouvement chrétien notamment anti-nazi et anti-munichois fondé cette année-là. Farouchement hostile aux accords de Munich, il milite pour une profonde réforme politique, économique et sociale de la France dans les mois qui précèdent la Seconde Guerre mondiale. Engagé volontaire, il passe la drôle de guerre au 11e régiment de cuirassiers de Rambouillet puis ç l’école de l’Air de rabat, fin août 1940, démobilisé, il s’établit dans son château d’Albi. Dès l’automne, il entreprend de nouer des contacts avec la résistance naissante. Au printemps 1941, n’ayant pu rejoindre le groupement La dernière colonne ancêtre de Libération-Sud, à cause de l’arrestation d’une partie des militants du groupe, il s’engage au sein du mouvement Liberté. Un an plus tard, il devient responsable de Combat pour le Tarn. Recherché, il part pour la Suisse au début de l’été 1943. Revenu en France au début du printemps 1944, il devient l’adjoint de Pierre-Henri Teitgen, secrétaire général clandestin à l’information, à Paris.

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Une de Combat, août 1942

En juin il prend le commandement de l’une des quatre zones militaires du Tarn puis la vice-présidence du Comité départemental de libération. Il est de ceux qui président au rétablissement de la légalité républicaine dans le Tarn. Devenu maire de Saliès au printemps 1945, fort de son parcours intellectuel et résistant. Il est élu député de Hautes-Pyrénées en octobre 1945 sous les couleurs du Mouvement républicain populaire (MRP), et réélu le 2 juin puis le 10 novembre 1946. Il concentre son action sur la politique étrangère et les problèmes coloniaux. Le 1er mai 1950, il démissionne du MRP en raison d’une série de désaccords sur des sujet aussi divers que le traitement des grèves, le Pacte Atlantique, le conflit indochinois ou encore la rupture du tripartisme et la politique du Troisième Force.

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Le drapeau français est hissé sur l’hôtel de Vigan à Albi, ancien siège de la kommandantur, 18 août 1944

Après avoir milité au sein des nouvelles gauches et soutenu l’expérience Mendès France, il prend ses distances vis-à-vis du jeu politique. Le retour du général de Gaulle au pouvoir le conduit à reprendre du service. Pendant près de dix années, il agit au sein des gaullistes de gauche. Par la suite, il se consacre à ses nombreuses responsabilités locales. Au début des années soixante-dix, Charles d’Aragon fini par céder aux sollicitations de plusieurs de ses amis qui le présent depuis longtemps de rédiger ses souvenirs de Résistance. Il entend évoquer cette expérience telle qu’il l’a vécue et souligner le mérite de ses camarades. Il veut également proposer une réflexion sur le phénomène résistant. Enfin et peut-être surtout, il compte témoigner pour le présent et pour l’avenir. 

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Comité départemental de libération place de Vigan à Albi le 20 août 1944

Sept années lui sont nécessaires pour mener à bien son projet d’écriture. Or en raison de la préciosité, de la durée et de l’importance de son engagement, le marquis d’Aragon est un homme dont l’identité s’est irréversiblement construite autour de son action résistante, une personnalité dont les années noires ont surdéterminé aussi bien les relations amicales et les liens de sociabilité que l’activité intellectuelle et politique ou la mémoire. Mais le contexte des années soixante-dix est peu favorable à de telle personnalités. En effet, d’Aragon commence à écrire alors que s’achève le quart de siècle durant lequel les mémoires gaulliste et communiste de la guerre et de l’Occupation, prédominantes, ont contribué à restaurer l’identité nationale.

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Pierre Henri Teitgen en 1947

Depuis quelques années se développe historiographie de la Résistance intérieure qui insiste sur la spécificité de cette dernière et sa relative unité face ç la France libre. Par ailleurs, des interrogations voient le jour à propos du comportement des Français durant les années noires : La mise en exergue de la Résistance aurait servi à masquer leur attitude attentiste, voire complice. Dans le même temps, alors que l’histoire de Vichy, de la collaboration et des persécutions retiennent l’attention, des critiques s’élèvent contre une histoire de la Résistance écrite sous la surveillance des témoins et dans une perspective jugée trop commémorative. Quelques résistants participent cette remise en cause. De leur côté, les historiens commencent à bousculer des idées reçus en se penchant sur les représentation, les phénomènes d’opinion et les logiques politiques, en prenant en compte les conflits internes, en réexaminant l’action de certains groupes, en revisitant les enjeux de la Libération.

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Le marquis d’Aragon

C’est donc au début d’une période de questionnements sur les mobiles, la nature et les résultats de l’action résistante que Charles d’Aragon entreprend de rédiger ses mémoires. Sa Résistance sans héroïsme en porte la trace. Un certain nombre de constats s’impose en effet à la comparaison de ses souvenirs, de son journal intime et de la réalité de son parcours résistant. Nous en évoquerons cinq. En premier lieu, la gangue de désillusion et de doute voire de désespoir laquelle les tenant du Non durent s’extraire n’est que imparfaitement décrite, alors même qu’elle est apparente dans le journal. Le récit de Charles d’Aragon montre une nouvelle fois que les mémoires sont le produit d’une sélection consciente ou non puis d’une reconstruction, aboutissant à une réinterprétation inévitablement marquée par l’air du temps. 

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