Au lendemain de l’invasion de l’armée allemande dans un pays assommé par la défaite, des esprits se mobilisent, convaincus de la nécessité de faire quelque chose. Mais quoi. Ce qui deviendra la Résistance intérieure reste à inventer. Emblématique de ce sursaut de la première heure, le réseau du musée de l’homme illustre les débuts de la lutte clandestine et les balbutiements d’une résistance appelée à s’organiser à partir d’initiatives et de mouvements épars.
Premier numéro de Résistance du 15 décembre 1940
Conséquence de l’effondrement sans précédent qu’a connu le pays en un mois à peine, les conditions draconiennes de l’armistice signé le 23 juin 1940 entérinent le dépeçage de la France : Les Allemands ont mainmise sur Paris, au cœur d’une vaste zone occupée. Anéanties par l’ampleur du désastre, les populations civiles sombrent dans un profond désarroi. Ici ou là pourtant, au milieu de l’hébétude générale, des poignées d’individus refusent la résignation et dans un sursaut moral, basculent dans la rébellion active.
Dès l’été 1940, c’est-à-dire dès les premières semaines de l’occupation, des initiatives dispersées se manifestent à travers toute la zone Nord sous la forme d’inscription tracées à la hâte sur les murs, d’affiches allemandes lacérées, des papillons et de petits tracts confectionnés, de sabotage de lignes téléphoniques.
Très vite, au gré des conciliabules qui s’organisent, les premiers noyaux d’opposants fleurissent à Paris comme en province. Sans doute plus nombreux qu’on ne l’a longtemps pensé, ces cellules ne ressemblent au départ que quelques personnes à partir de liens se sociabilité souvent préexistants. Elles cherchent simplement à faire quelque chose pour secouer l’apathie ambiante. C’est dans ce contexte qu’au musée de l’homme, inauguré en 1937 sur la colline de Chaillot, un cercle actif prend corps autour de la Bibliothécaire de l’institution, Yvonne Oddon, et de deux chercheurs d’origine russe fraîchement naturalisés, le linguiste Boris Vildé et l’anthropologue Anatole Lewitsky. Cette cellule primitive, active à partir du mois d’août, commence à agir avec le soutien de Paul Rivet, fondateur et directeur du musée. Elle cherche immédiatement à nouer des contacts à l’extérieur de ses murs.
Des liens se tissent ainsi avec des avocats du Palais de Justice et des sapeurs-pompiers de Paris, des patriotes bretons, des fonctionnaires de l’ambassade des États-Unis, un noyau de Béthune ou encore avec le groupe des Écrivains, composé d’intellectuels comme Jean Cassou, Claude Aveline et Agnès Humbert. À l’automne 1940, un secteur clandestin comprenant pas moins de huit groupes distincts s’est constitué autour de Boris Vildé. Ce qui ce passe du côté du musée de l’Homme n’est pas unique en son genre; ailleurs, au même moment, des dynamiques comparables s’enclenchent. Un ancien colonel septuagénaire Maurice Dutheil de la Rochère , parvient à rassembler des équipes déjà actives Paris, Versailles, Soissons, Compiègne, Sens et Blois. Le groupe Vérité Française en particulier, fondé dans la capitale par Jehan de Launoy et Pierre Stumm et qui publie, depuis septembre 1940, un modeste périodique clandestin du même nom, se place dans son orbite. Enfin il en va de même du duo insolite formé de Germaine Tillion, jeune ethnologue de 32 ans tout juste rentrée de missions d’étude en Algérie et de Paul Haurt, 73 ans passé, ancien militaire lui aussi reconverti dans les affaires : Ensemble, ils structurent autour d’une association d’entraide. L’Union Nationale des Combattants Coloniaux (UNCC), des groupes implantés à Nancy et Metz, en pays de Loire et Centre, en raison parisienne et Gironde. Sous couvert d’action caritative et légale, LUNCC se spécialise bientôt dans l’évasion et le camouflage de prisonniers de guerre coloniaux qui sont ensuite acheminés en zone Sud et démobilisés. Une troisième étape se dessine enfin, quand è la fin de l’automne 1940, ces trois mouvances (secteur Vildé, secteur La Rochère, secteur Hauet Tillion), à l’origine distinctes les unes des autres, esquissent des rapprochements et commencent à agir de concert, en particulier dans le domaine-clef du renseignement militaire. Leurs chefs de file échangent régulièrement documents et filières de transmission, utilisant. À défaut d’un contact direct avec Londres, aussi bien l’ambassade américaine que la légation hollandaise de Vichy ou encore certains officiers de l’armée d’armistice.
Carte d’étudiant de Boris Vildé à l’université d’Helsiki
À l’hiver 1940-1941, une organisation clandestine est donc en voie de constitution rapide. Mais loin de se présenter sous les traits d’une pyramide solidement structurée et hiérarchisée, elle prend plutôt la forme d’une nébuleuse multipolaire en constante évolution, regroupant une multitude de composantes largement autonomes. La contre-propagande occupe une place centrale dans ces premières initiatives. Après avoir sorti quelques tracts Boris Vildé et le groupe d’Écrivains lancent un véritable journal clandestin. Le 15 décembre 1940 paraît le premier numéro du périodique Résistance, 4 pages recto verso avec un sous-titre aux accents révolutionnaire, Bulletin du Comité national de salut du public, Jusqu’à la fin du mois de mars 1941, au fil de ses cinq numéro l’accent est mis sur la nécessité d’une discipline de fer et d’un patient travail de regroupement des forces du refus. Plus modeste dans sa forme comme dans son contenu, le bulletin Vérité Française, sont le sous-titre est Honneur et Patrie, paraît jusqu’en novembre 1941. Les deux titres sont totalement indépendant l’un de l’autre aussi bien en termes de rédaction, de fabrication et de diffusion.
Extrait de la dernière lettre de Boris Vildé écrite à Fresnes le 23 février 1942
Mais la contre-propagande est loin d’être l’unique champ d’activité des pionniers du musée de l’Homme. En réalité, presque tous les groupements concernés s’adonnent simultanément, avec les moyens dérisoires, à tous les registres possibles de l’action Propagande, filières d’évasion, collecte et transmission de renseignement, aucun domaine n’est négligé. C’est bien la variété et l’imbrication des initiatives qui dominent durant cette phase pionnière et non pas la spécialisation qui apparaîtra plus tard. Le groupe Béthune s’occupe ainsi tout à la fois d’Évasion, de sabotage, de caches d’armes et de recueil d’informations sur les troupes allemandes à, présentes en force dans le Nord-Pas-de-Calais. Quant à l’UNCC, son activité initiale d’entraide et d’évasion l’amène, par effet mécanique, à s’occuper de propagande dans les camps de prisonniers, à collecter des renseignements ou à fabriquer des faux papiers. Ce même caractère touche à tout se retrouve chez Maurice de la Rochère et les groupes Vérité française à Paris et dans l’Aisne. Boris Vildé est sans doute possible, la figure marquante de cette histoire. Charismatique, suractif, bluffant ses interlocuteurs, il impose son autorité et entraîne dans son sillage des individus généralement plus âgés et plus expérimentés que lui. Dès l’été 40, il cherche à unifier les initiatives résistantes éparses sur l’ensemble du territoire métropolitain, toutes zones confondues. Le tour de France qu’il effectue en zone libre à compter de février 1941 témoigne d’une ambition prométhéenne à pareille date : À Lyon, Marseille, Toulouse, Carcassonne et Clermont-Ferrand, il multiplie les rencontres et tente de mettre en place relais et antennes.
Panneau de signalisation allemande devant le Palais de Chaillot 1939-1945
Mais Boris Vildé, quel que soit son rayonnement, n’est pas la seule figure de proue de cette histoire. Au même titre que lui, Yvonne Oddon, Germaine Tillion, Anatol Lewitsky, Maurice de La Rochère ou Paul Hauet incarnent cette désobéissance naissante. D’autres personnalités moins connues comme Agnès Humbert (groupe des Écrivains), le professeur Robert Fawtier (groupe des pompiers), Marcelle Monmarché (UNCC), Jehan de Launoy et Pierre Studler (groupe de Metz, UNCC) ou encore Sylvette Leleu (groupe de Béthune), assument des fonctions d’interfaces essentielles et travaillent sans relâche à élargir le cercle de refus. Parmi ces derniers de cordée qui inventèrent la résistance, les femmes sont non seulement nombreuses mais elles jouent souvent les premiers rôles au sein des groupes, impulsant, dirigeant et coordonnant leurs actions.
D’autre part, loin de se résumer à un cercle homogène composé exclusivement d’intellectuels parisiens engagés à gauche, la nébuleuse du musée de l’Homme parvenue à maturité se caractérise au contraire par une grande variété tant géographique que sociologique et politique. Nombreux sont les groupes implantés en province. Partout, le poids des militaires et des professions indépendantes est prépondérant en particulier au sein des secteurs UNCC et Vérité française. Enfin, débordant de beaucoup la seule gauche antifasciste et anti-vichyste, cette organisation rayonne sur un spectre idéologique très large, y compris jusqu’aux marges les plus droitières. Mais la précocité fulgurante de cette résistance pionnière a un prix. Active et efficace très tôt, celle-ci se révèle d’une grande vulnérabilité. Novices de l’action clandestine, les opposants de la première heure ne sont nullement préparés à affronter les services de police allemandes (Abwehr et Sipo-SD) qui, en infiltrant des agents doubles, se montrent d’une efficacité redoutable.
Futures membres du réseau du musée de l’Homme. Photo prise en juillet 1936 sur le chantier du musée de l’Homme
Les groupements rassemblés par Boris Vildé sont les premières touchés par la vague répressive. Indicateurs à la solde des Allemands, l’agent de liaison Albert Gaveau est le principal responsable des arrestations qui se succèdent à partir de janvier 1941. Rares sont ceux qui y parviennent, comme Paul Rivet, Jean Cassou ou Claude Aveline, à trouver refuge en zone Sud. Le journal Résistance continue cependant à paraître jusqu’à la fin mars, grâce aux efforts conjugués d’Agnès Humbert et de Pierre Brossolette qui vient d’être recruté. Rentré imprudemment à Paris, Boris Vildé est interpellé le 26 mars 1941. En avril son secteur a été largement démantelé.
Trois mois plus tard, en juillet, Maurice de La Rochère tombe à son tour. Les groupes Vérité française, bien implanté à Paris, Versailles et Soissons et qu’il avait fédérés, tiennent encore quelques mois avant d’être décapités, en novembre 1943-1, suite aux dénonciations d’un autre agent double, Jacques Desoubrie. Dans cette affaire, les dégâts sont considérables près de 150 arrestations simultanées. Germaine Tillion n’échappe pas davantage à cette traque; elle est interpellée en août 1942 à Paris sur trahison d’un agent appointé de l’Abwehr, l’Abbé Robert Alesch vicaire de la Varenne.
Prison de Fresnes (Val-de-Marne), mai 1946
En même temps qu’elle frappe vite et juste, la répression allemande se montre d’une impitoyable rigueur, sans commune mesure avec ce qui se passe à la même époque en zone Sud. Le 8 janvier 1942 s’ouvre à la prison de Fresnes le procès de l’affaire du musée de l’Homme au cours duquel dix-neuf personnes, inculpées de propagande et d’aide à l’ennemi, comparaissent. Le verdict rendu le 17 février est d’une extrême sévérité : 10 peines de mort (7 hommes et 3 femmes dont les condamnations seront commués), 3 condamnations à des travaux forcées et 6 relaxes sont prononcées. Le 23 février, par une fin d’après-midi glaciale, les savants Boris Vildé et Anatole Lewitsky, l’avocat Léon-Maurice Normann, le photographe d’origine alsacienne Pierre Walter, L’instituteur de Béthune Jules Andrieu, René Sénéchal dit le gosse il n’a que 18 ans et Georges Ither sont fusillés au Mont Valérien.
Déportés respectivement au pénitencier de Sonnenburg et au camp de Neuengamme, Maurice Dutheil de La Rochère et Paul Hauet meurent d’épuisement à 74 et 78 ans, après d’interminables années passées dans les bagnes et les camps nazis. Germaine Tillion, Yvonne Oddon et Agnès Humbert sont parmi les rares à voir l’issue de la guerre et l’effondrement de l’Allemagne hitlérienne. Le tribut payé à la répression est donc exorbitant.
Pour autant celles et ceux qui ont échappé aux coups de filet parviennent à se raccrocher à d’autres structures clandestines encore indemnes. C’est notamment de Jean Cassou, Pierre Brossolette ou Jean Paulhan. Autre exemple de cette capacité à rebondir ailleurs, Marcel Monmarché, ami d’enfance de Germaine Tillion et cheville ouvrière de l’UNCC, intègre avec plusieurs de ses camarades le mouvement Ceux de la Résistance (CDLR) fondé et dirigé par Jacques Lecompte-Boinet dont elle devient une des principales collaboratrices. L’organisation du musée de l’Homme a ainsi fait fonction de pépinière, irriguant de militant déjà formés et expérimentés la Résistance en développement. Par ses activités, ses ramifications géographiques, son poids militant et sa diversité, cette nébuleuse possédait déjà le profil d’un véritable mouvement de résistance en gestation, un des plus agissants de toute la zone occupée.